El Fouladh, chronique d’un naufrage industriel
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Avec une perte nette de 42,8 millions de dinars en 2023, une dette sociale colossale et un chiffre d’affaires en chute libre, la société publique El Fouladh illustre les dérives structurelles du secteur public tunisien. Malgré les signaux d’alarme, l’État refuse toute réforme de fond.
Publié avec un retard de plus d’un an et demi, les états financiers 2023 d’El Fouladh, dévoilés en juin 2025, confirment l’ampleur de la crise qui ronge l’un des derniers symboles industriels de la Tunisie. Le sidérurgiste public cumule les déficits, accumule les dettes, et opère désormais sous perfusion étatique, sans horizon industriel crédible.
El Fouladh, un modèle économique à bout de souffle
Le chiffre d’affaires de l’entreprise chute de 18 % en un an, passant de 176 à 145 millions de dinars, plombé par la baisse du prix du fer à béton et la faiblesse de la demande. Résultat : un déficit net multiplié par six, atteignant 42,8 millions de dinars. Ce décrochage s’inscrit dans une trajectoire chronique d’effondrement, marquée par des charges fixes rigides et une incapacité à redresser la barre.
À cela s’ajoute une trésorerie nette déficitaire de plus de 20 millions de dinars. El Fouladh fonctionne en tension permanente, incapable d’honorer ses engagements sans l’appui des banques publiques — elles-mêmes garanties par l’État.
Dettes sociales, retards comptables et anomalies en cascade
La situation comptable est elle aussi alarmante. La société n’a pas versé de cotisations sociales depuis fin 2013. Résultat : près de 133 millions de dinars dus à la CNSS, pénalités comprises. Malgré les amnisties décidées par le gouvernement, aucune régularisation n’a eu lieu. Pire : le rapport d’audit 2023 recense des dizaines d’écritures comptables non justifiées, des conventions de rééchelonnement non signées, et des stocks invérifiables. Une gestion opaque, documentée et répétitive.
Les commissaires aux comptes pointent un risque sérieux sur la continuité de l’exploitation. Faute de restructuration et sans plan de redressement effectif, la survie d’El Fouladh dépend exclusivement de la bienveillance des autorités publiques.
Le pilotage étatique d’El Fouladh sans vision
Malgré la gravité de la situation, aucune réforme n’est engagée. Le président Kaïs Saïed, en visite à Menzel Bourguiba fin 2023, a catégoriquement écarté toute perspective de privatisation, dénonçant les « manœuvres de déstabilisation » et affirmant que l’entreprise avait été « sabotée » de l’intérieur. Une rhétorique souverainiste assumée, sans réponse concrète à la dérive financière ni plan de relance crédible.
Pendant ce temps, la masse salariale reste élevée (41 millions de dinars) et la direction est fragilisée par une gouvernance sans moyens. Le PDG touche un salaire net de 3.500 dinars par mois — à peine plus que certains cadres intermédiaires — pour diriger une entreprise au bord du gouffre, exposée à des enjeux industriels et sociaux majeurs.
Une dérive emblématique du secteur public tunisien
El Fouladh n’est pas une exception. De nombreuses entreprises publiques tunisiennes cumulent les mêmes symptômes : retards de publication de comptes, pertes chroniques, passifs sociaux non réglés, dépendance aux banques publiques, et absence de stratégie industrielle. À défaut de réforme, c’est l’inaction qui gouverne.
Alors que nombre de pays ont opté pour des cessions ou des partenariats publics-privés dans les secteurs industriels, la Tunisie persiste à maintenir sous tutelle des actifs structurellement déficitaires. Mais la souveraineté invoquée ne peut justifier indéfiniment l’inefficacité ni le gaspillage.
L’équation budgétaire intenable d’El Fouladh
Avec plus de 150 millions de dinars de garanties bancaires publiques, El Fouladh pèse lourdement sur les finances de l’État. Et chaque année qui passe aggrave le déficit, repousse les créanciers et augmente le coût politique d’une éventuelle restructuration. Aucun investisseur — privé ou institutionnel — ne s’engagera sans garantie sur la gouvernance, la productivité et la clarté comptable.
La Tunisie n’a plus le luxe d’attendre. La sidérurgie nationale n’a pas vocation à mourir d’immobilisme.