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Souveraineté et contraintes budgétaires : Bercy à l’heure des choix stratégiques

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Souveraineté et contraintes budgétaires : Bercy à l’heure des choix stratégiques

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Pris en tenaille entre la peur du dérapage budgétaire et la nécessité d’investir dans la souveraineté industrielle, l’État français avance sur certains dossiers, hésite sur d’autres. Un jeu dangereux qui pourrait torpiller les efforts déjà consentis par certaines Entreprises Innovantes. 

 « Nous sommes placés devant un nouvel ordre mondial qui nous impose d’accentuer tous nos efforts pour une souveraineté européenne et de la souveraineté de la Défense. C’est une priorité que nous nous donnons pour les mois et les années qui viennent. » Cette feuille de route volontariste, c’est le ministre de l’Économie Éric Lombard qui l’a formulée début mars devant l’Assemblée nationale. « Accentuer les efforts », en langage politique, signifie « investir ». Mais pour cela, il faut faire des choix et se donner les moyens de faire face à certaines pratiques hostiles. Thomas Courbe, le chef de la Direction générale des entreprises (DGE) affirme que le temps de la naïveté est terminé. « Face à une concurrence mondiale qui s’est accélérée, avec des pratiques déloyales de certains partenaires commerciaux de l’Europe, nous devons trouver une voie pour rester compétitifs », professe le chef de la DGE.

Quand l’État joue son rôle 

 Il faut donc prendre des résolutions fermes dans un contexte toutefois compliqué sur le plan comptable, car les finances publiques ne sont pas au mieux. Pour preuve, le gouvernement vient de geler 9,1 milliards d’euros du Budget afin de ramener le déficit budgétaire à 5,4% du PIB en 2025 (contre 6% en 2024), conformément à la promesse du Premier ministre François Bayrou. Resserrer les cordons de la bourse est un impératif, mais un impératif qui ressemble à un vent contraire par rapport aux objectifs de la stratégie France 2030 chère au président Macron, dévoilée en 2022. Le plan de bataille était alors de débloquer 54 milliards d’euros afin de combler le retard industriel français et d’investir massivement dans les technologies innovantes, dans des secteurs stratégiques comme la Défense, l’énergie ou les l’intelligence artificielle. L’État français n’a guère de marge de manœuvre, même s’il se veut volontariste. « Nous attendons des investissements en France et en Europe, notamment de la part d’acteurs européens, déclarait Matthieu Landon, conseiller du président Macron sur l’industrie, la recherche et l’innovation, en février dernier lors du sommet France AI, mais aussi d’acteurs du monde entier, pour montrer que la France et l’Europe sont des pays leaders dans le domaine de l’IA. » Méthode Coué ? Oui, mais…

Ce premier constat dressé – somme toute un peu sombre –, l’actualité économique recèle tout de même quelques bonnes nouvelles. Car à travers les entreprises partiellement propriétés de l’État – comme EDF – ou à travers l’APE (Agence des participations de l’État), l’État français tente de reprendre la main sur certains dossiers. Le 31 mars dernier, Framatome et TechnicAtome, deux poids lourds clés de l’industrie nucléaire française, se sont félicité de l’acquisition de l’entreprise Segault SAS, appartenant au groupe canadien Velan Inc. C’est un juste retour au bercail pour cette entreprise initialement française. Et pour les deux entreprises, ce rachat constitue surtout une belle prise de guerre susceptible de renforcer la souveraineté de l’industrie nucléaire civile : Segault est l’un des spécialistes mondiaux de la conception et de la fabrication d’éléments de robinetterie de haute performance pour les centrales atomiques. Aux yeux du PDG de Framatome Bernard Fontana, cette acquisition comporte plusieurs vertus et permet à son entreprise de sécuriser une partie de sa chaîne logistique : « En intégrant ces compétences clés, nous renforçons notre capacité à répondre aux besoins critiques de nos secteurs d’activité. L’acquisition de Segault renforce la ligne de produits robinetterie de Framatome. » Échaudé par l’expérience désastreuse d’Alstom qui avait cédé ses activités énergétiques à l’Américain General Electric en 2014, l’État français a poussé dans le sens du tandem Framatome-TechnicAtome. Bonne nouvelle donc.

Un peu plus tôt, fin 2024, c’est une autre entreprise française qui est revenue dans le giron de l’État : Alcatel Submarine Networks (ASN), alors propriété du groupe finlandais Nokia depuis 2016. Comme dans le cas précédent, l’APE a été à la manœuvre avec une enveloppe de 100 millions d’euros, en entrant au capital d’ASN à hauteur de 80%, se réservant le droit de monter à 100% à terme, en rachetant les 20% restants de Nokia. Là aussi, cette acquisition est stratégique : ASN est l’un des leaders mondiaux pour la conception, la fabrication, l’installation et la maintenance de câbles sous-marins dédiés au transfert de données numériques. Pour l’État français, prendre le contrôle de cette activité est en effet crucial, sur fond de conflit militaire russo-ukrainienne et de guerre économique avec les États-Unis de l’Administration Trump. « Il y a des enjeux de souveraineté et stratégiques pour notre pays et plus largement pour l’Europe, car Alcatel Submarine Networks est la seule entreprise européenne qui maitrise ces savoir-faire, explique l’Agence des participations de l’État. Il s’agit pour l’APE de mener un investissement dans une entreprise qui est emblématique de ce que nous faisons à l’APE, c’est-à-dire une entreprise qui mêle à la fois des enjeux de souveraineté et une dimension stratégique indéniable. »

Le financement, le nerf de la guerre 

Mais ce qui est aussi indéniable, c’est que toutes les entreprises ne sont pas logées à la même enseigne et ne bénéficient pas du même soutien financier de l’État. Pourtant, les secteurs d’activité stratégiques pour les deux ou trois décennies à venir – en pleine révolution technologique de l’intelligence artificielle – sont nombreux, et attendent un soutien équivalent de la part de l’État français qui semble traîner des pieds dans de nombreux dossiers comme le déplore Pierre Pelouzet, le médiateur national des entreprises, au sujet des délais de paiements rallongés par le donneur d’ordre public, au détriment des PME : « On avait réussi à faire baisser les retards de paiement à 10 jours en 2019 […] Le problème est que l’on est en train d’assister à une hausse de 13, voire 14 jours de retard. Chaque jour de retard, c’est un milliard d’euros dans les caisses des grands comptes plutôt que dans celles PME et les TPE. Cela reste un sujet extrêmement grave. » Voire « catastrophique », selon les mots de Pierre Pelouzet. En tout cas, cela constitue un véritable coup de frein pour les entrepreneurs qui ont désespérément besoin de liquidités et de visibilité.

Et les entreprises dans ce cas de figure sont nombreuses, à attendre que l’État s’engage à leurs côtés, ou même simplement honore les engagements déjà pris. Dans le secteur ô combien stratégique des microprocesseurs et des semi-conducteurs, l’une d’elles – SiPearl – espère que l’État français sera au rendez-vous du tournant historique qui se profile à l’horizon, avec l’avènement de l’intelligence artificielle et de la mobilité autonome. En 2023, cette entreprise de « deep tech » avait réussi une levée de fonds de 90 millions d’euros pour poursuivre la conception et la commercialisation du tout premier microprocesseur européen de calcul intensif, susceptible de faire entrer de plain-pied l’Europe dans l’ère de l’IA. Il était temps. Car rien que dans le domaine des microprocesseurs, la France et l’Europe ont du retard sur les deux géants américain et chinois qui se sont partagés en 2024 un marché de plus de 100 milliards de dollars, ne laissant que des miettes aux concurrents, européens entre autres. Pour le PDG de SiPearl Philippe Notton, l’avenir est européen, à la fois dans la volonté politique, dans les sources de financement et au niveau des futurs clients : « Le potentiel européen est bien là, mais décider à 27 États membres n’est pas une chose aisée, remarque-t-il. Il faut désormais être plus concret et se doter d’un ‘European Buy Act’ sur le modèle de ce qui se pratique aux États-Unis depuis des décennies. Le gouvernement américain est dans l’obligation d’acheter des biens produits sur le territoire national. La Défense Advanced Research Projects Agency (DARPA) finance de nombreux projets américains. Par ce biais SpaceX a eu des commandes importantes pour se lancer. » Mais pour arriver à se faire une place, il faut réunir les financements : « L’argent reste le nerf de la guerre et les financements sont trop rares dans la ‘deep tech’. » Une solution complémentaire serait d’obliger les grandes entreprises européennes qui reçoivent des milliards d’euros sous diverses formes de redistribuer 10% des sommes perçus en faveur des startups du secteur. Un moyen efficace d’alimenter des acteurs dynamiques souvent en manque de fonds et dont les percées bénéficient in fine aux grandes entreprises.

Si la France et l’Europe sont conscientes de leurs limites actuelles, elles ont aussi l’ambition politique de poser les bases d’une véritable souveraineté industrielle. « Nous sommes dépendants des outils technologiques, mais ce n’est pas une fatalité, estime Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique. En matière de réponse, c’est à l’État de définir une doctrine claire sur les technologies à utiliser. Nous devons créer des offres européennes souveraines et soutenir leur montée en puissance. » Cela commence par ne pas s’enchaîner aux technologies américaines quand d’autres solutions viables existent (la décision de la direction de l’école Polytechnique de migrer sur Microsoft365 en est un cruel exemple), ni faire l’erreur grossière de lâcher la proie pour l’ombre en visant directement le quantique, qui ne représentera que 10 % tout au plus des semiconducteurs…le jour où il sera au point ! L’État français, pour sa part, ne rechigne pas pour aider les jeunes pousses à se lancer, comme en témoigne le programme Aide au Développement DeepTech de Bpifrance, qui se limite néanmoins à 2 millions d’euros par entreprise. Mais à plus grande échelle, le gouvernement français va devoir accélérer la cadence sur certains dossiers, et donc faire des choix budgétaires afin de prendre le train en marche de la révolution technologique qui s’annonce. Sous peine de rester à quai pour les décennies à venir.

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